Jigmé Lingpa
Jigmé Lingpa ('Jigs med gling pa, 1730–1798) འཇིགས་མེད་གླིང་པ།
Notice biographique
[Note : Cette biographie est basée sur la version de Düdjom Rinpoche dans son Histoire du Dharma. Voir la traduction complète de cette version par Gyurme Dorje et Matthew Kapstein in Dudjom Rinpoche, The Nyingma School of Tibetan Buddhism, p. 835-840).]
Jigmé Lingpa est considéré comme la réincarnation immédiate de Rigdzin Chöjé Lingpa,[Note: Alias Rogjé Lingpa (1682–1725)] lui-même émanation conjointe du grand pandit Vimalamitra (8e siècle), du Roi du Dharma Trisong Detsen (r.755–799) et de Gyelsé Lhajé.[Note: Gyelsé Lhajé était le deuxième fils de Trisong Detsen. Ses dates exactes sont inconnues. Selon certaines sources, Gyelsé Lhajé aurait été le fils de Mutik Tsenpo (l'un des trois fils de Trisong Detsen). Sur les incarnations successives de Jigmé Lingpa, voir S. Goodman, “Rig-'dzin 'Jigs-med gling-pa and the kLong-Chen sNying-thig”, in Reason and Revelation, p. 135-136.] Comme il est clairement dit dans les Prophéties des Trésors (gTer lung) de Guru Chöwang (1212–1270), Sangye Lingpa (1340–1396), Chöjé Lingpa (1682–1720 ?) et Rwa-ston Père et Fils [NOTE: Il s'agit très certainement de Ratön Tobden Dorjé, alias, Péma Tsewang Tsel (17e siècle) et de ses nombreux disciples. Sur Ratön Tobden Dorjé, découvreur du célébrissime Kunzang Nyingthik, voir Kongtrül Lodrö Thayé, Rin chen gter mdzod, vol. I, p. 647-649.], Jigmé Lingpa a pris naissance le matin de l'anniversaire de la mort du Grand Omniscient (Longchenpa), le dix-huitième jour du Mois des Vainqueurs (douzième mois) de l'Année femelle Terre-Oiseau, du douzième cycle sexagésimal (le 6 Février 1730),[NOTE: Cette date est celle fournie par Gyurme Dorje et Matthew Kapstein in Dudjom Rinpoche, The Nyingma School, p. 835.]. Il est né près du monastère de Pelri, au sud de la Tombe Rouge du roi Songtsen Gampo, dans la région de Chongyé, parmi les héritiers du clan Gyadrakpa, l'une des six plus importantes lignées au sein de la tradition Drukpa.[Note: C'est-à-dire l'école Drukpa Kagyü. Voir Goodman, op. cit; p. 136.] Dès son plus jeune âge, il éveilla son potentiel spirituel en se souvenant clairement de ses existences passées, à commencer par ses renaissances en tant que Terchen Sangyé Lama (1000-1080) [Note : Sangyé Lama est souvent présenté par la tradition tardive comme le premier des Révélateurs de Trésors ou Tertöns (gter ston), mais cette affirmation ne correspond pas à la réalité historique puisque plusieurs Tertöns le précédent dans le temps.] et de Chöjé Lingpa. Quand il eut six ans, il entra au collège monastique de Pelgyi Riwo où il offrit sa tonsure à Ngawang Lobzang Péma, un tulku de Yeshe Tsogyel, duquel il reçut le nom de Péma Khyentse Özer. Par la suite, il prit également les vœux de novice auprès de Ngawang Künga Lekpai Jungné, le grand patriarche de Nésar. Au cours de la même période, auprès de Neten Künzang Özer, il reçut les consécrations et autorisations de lecture de deux cycles importants : Les Perles Rédemptrices appelées Liberté Naturelle de la Contemplation ou Dröltik Gongpa Rangdrol (Grol tig dgongs pa rang grol) de Sherab Özer (1518–1572/84), ainsi que le Lama Gongdü (Bla ma dgongs 'dus) de Sangyé Lingpa. A l'âge de treize ans, Jigmé Lingpa rencontra Rigdzin Thukchok Dorjé et reçut de lui la transmission de La Vision Rédemptrice de la Sagesse selon le Grand Symbole (Phyag rgya chen po ye shes mthong grol) qui initia la sublimation de son continuum et le propulsa sur le parcours de la pratique concrète de la Voie. Thukchok Dorjé devint son maître-racine, mais Jigmé Lingpa étudia également auprès d'autres patriarches de la tradition des Kamas, parmi lesquels il convient de mentionner : — Terchen Drimé Lingpa (1700-1775?), — Zhang-gom Dharmakīrti, — Minling Drubwang Śrī Nātha, — Tendzin Yeshe Lhündrup, — Wön Péma Chokdrup, — Mön Dzakar Lama Dargyé, etc.
Il étudia également les diverses traditions des Termas, aussi bien anciennes que récentes, ainsi que de nombreux enseignements des traditions Sarmapas, incluant des textes d'astrologie, de médecine, etc. Cette formation initiale dura jusqu'à ce qu'il atteignît l'âge de vingt-huit ans. Cette année-là (ca. 1758), Jigmé Lingpa s'engagea dans une retraite de trois ans, s'isolant dans une cellule de méditation de l'ermitage de Thiklé Nyachik, dépendant de son propre monastère, Pelri Gompa. Au cours de cette retraite, il se focalisa essentiellement sur le profond Terma de Terchen Sherab Özer intitulé Dröltik Gongpa Rangdrol, s'investissant avec zèle dans la pratique des deux Phases — Développement et Perfection (bskyed rdzogs) — jusqu'à l'obtention de signes de succès (drod rtags). [Note : La Phase de Développement est une pratique reposant sur trois recueillements méditatifs — le recueillement de l’Ainsité (qui correspond à l’expérience directe de l’état naturel et du Corps Absolu), le recueillement omni-illuminateur (consistant dans le déploiement des Quatre Illimités et l’expérience du Corps de Jouissance), et le recueillement causal (consistant dans la visualisation de la syllabe-germe de la déité et la visualisation de cette dernière, correspondant à l’expérience du Corps d’Apparition). La Phase de Perfection repose sur les pratiques yogiques des canaux, des souffles, et des essences séminales. Elle se divise en instructions sur la porte supérieure (steng sgo, correspondant à la pratique de Tummo), et en instructions sur la porte inférieure (‘og sgo, correspondant au yoga sexuel associé à la troisième Consécration).] Il paracheva par ailleurs les pratiques d'approche et d'accomplissement (bsnyen sgrub) de nombreuses déités selon les enseignements des Trésors anciens et modernes et devint ainsi un “Vidyadhara parfaitement sublimé”. [Note : Il s’agit de l’une des quatre catégories de Porteurs-de-Science répertoriées dans le Mahāyoga, à savoir : “Vidyadhara parfaitement sublimé” (rnam par smin pa’i rig ‘dzin), “Vidyadhara ayant pouvoir de longue vie” (tshe la dbang ba’i rig ‘dzin), “Vidyadhara ayant la réalisation du Grand Symbole” (phyag chen rig ‘dzin), et “Vidyadhara spontanément accompli” (lhun gyis grub pa’i rig ‘dzin). Les pratiques d’approche consistent à “approcher la déité” à l’aide de récitations mantriques, tandis que les pratiques d’accomplissement sont la mise en application des activités associées à la déité pratiquée.] Dans sa pratique quotidienne, il mit l'accent sur le yoga des canaux, des souffles, et des essences séminales, au point que le nœud de canaux de sa gorge se défit. [Note : Lorsque ce nœud de canaux se défait, les souffles circulent sans aucune entrave, ce qui donne lieu à l’émergence d’une sapience proche de l’omniscience et à la capacité de maîtriser les enseignements, de les exposer avec éloquence, etc.] Ce prodige lui permit d'appréhender toutes les apparences à l'image d'un ouvrage contenant d'innombrables enseignements dont il pouvait retranscrire l'essence dans de multiples chants de réalisation. Lors de sa pratique du Lama Gongdü, il entendit le hennissement d'un cheval au-dessus de sa tête (indiquant la réalisation de Hayagrīva), avant d'avoir une vision de Padmasambhava qui lui donna le nom de Péma Wangchen. Par ailleurs, grâce aux bénédictions directes de Mañjuśrīmitra reçues en vision, il fit l'expérience de la Sagesse allégorique et cultiva après cela la conduite majestueuse d'un Héruka. [Note : La Sagesse allégorique est généralement décrite dans la troisième Consécration comme l’expérience du Délice-Vacuité (bde stong) qui sert de base lorsque l’adepte est confronté à la véritable nature de son esprit lors de la quatrième Consécration.] Un jour, au cours d'une vision de la Claire-Lumière, il vit une Ḍākinī de Sagesse associée au Stūpa de Bodhnath. Celle-ci lui remit l’index d’un Trésor écrit en runes symboliques, et c’est à partir de ces runes qu'il commença la rédaction du Longchen Nyingthik.
Au terme de sa retraite de trois ans, Jigmé Lingpa se rendit à Samyé Chimphu où il s'isola pour trois nouvelles années dans la grotte dite des Fleurs du Grand Arcane (gSang chen me tog). [Note : Cette grotte est l’une des quatre plus importantes grottes du complexe de Chimphu, à côté de Samyé. Elle est parfois appelée “la Grotte Inférieure de Nyang” (nyang phug ‘og ma), par opposition à la “Grotte Supérieure de Nyang” (nyang phug gong ma), en référence aux deux grottes dans lesquelles Nyang Tingdzin Zangpo, le disciple principal de Vimalamitra, médita à la fin du 8e siècle.] Tout au long de cette retraite, il eut d'innombrables pures visions, et au cours de trois d'entre elles, il contempla le Corps de Sagesse de Longchenpa lui-même. Grâce aux bénédictions du Corps, de la Parole et de l'Esprit de ce dernier, Jigmé Lingpa parvint à une connaissance expérimentale totale des enseignements dzogchen. C'est dans le sanctuaire de Samyé qu'il révéla pour la première fois les instructions sur la sublimation et la libération [Note : C’est-à-dire les initiations (qui “subliment”, smin), et les instructions (qui “libèrent”, grol).] incluses dans le Longchen Nyingthik. Une quinzaine de disciples fortunés étaient assemblés pour l'occasion. Cette première transmission initia sa longue activité de diffusion des Essences Perlées de la Grande Perfection en diverses régions du Tibet. Au terme de ces trois années de retraite, Jigmé Lingpa eut une vision de Tsélé Natsok Rangdröl (1608–?), après quoi il retourna dans sa région natale. A son arrivée, il décida de restaurer l'ermitage de Pel Tsering Jong Péma Ösel Thekchok Ling, plus simplement appelé Péma Öling, dans lequel il réunit une impressionnante collection de textes et d'objets rituels. Pendant les années qui suivirent, il vécut comme un yogi caché, profitant d'une célébrité encore limitée à cette période de sa vie pour instruire des disciples toujours plus nombreux sur les préceptes secrets des Essences Perlées (snying thig). Il fit également faire des copies des précieux Tantras Nyingmapas qu'il trouva dans la bibliothèque de Mindrölling. Il les compila en une collection de vingt-cinq volumes, avant d'en rédiger un catalogue encore utilisé de nos jours. [NOTE: Sur ce catalogue, voir Achard, “La liste des Tantras du rNying ma’i rgyud ‘bum selon l’édition établie par Kun mkhyen ‘Jigs med gling pa”, passim.] Ses Œuvres Complètes (gSung 'bum) regroupent en premier lieu son propre “Trésor du Cœur” (thugs gter), c'est-à-dire le Longchen Nyingthik (en 3 volumes),[Note : Il existe des éditions en cinq volumes, avec de nombreux ajouts par rapport à la compilation initiale.] mais également des textes de la tradition des Tantras de Phurpa (phur pa rgyud lugs) associés à la transmission reçue en vision de Langchen Pelgyi Sengé, ainsi que son Trésor des Qualités Salvatrices (Yon tan mdzod) avec son texte-racine et ses commentaires, son catalogue historique du Nyingmai Gyübum, etc. D'autres textes moins importants figurent également dans cette collection en neuf volumes. [Note : L’édition de Adzom Drukpa de cette collection compte un ensemble de quatorze volumes. Voir la bibliographie in fine pour les références.] Jigmé Lingpa eut des disciples de toutes les traditions tibétaines (exception faite du Bön), mais ses élèves les plus importants appartiennent à l'école Nyingmapa. Parmi ces héritiers directs dans la lignée de transmission figurent Jigmé Trinlé Özer (son fils du cœur et premier Dodrupchen Rinpoche, 1745–1821), Jigmé Gyelwai Nyugu (1764–1842), Jigmé Kündröl (1750–1825), etc. Il a lui-même prophétisé que s'il méditait pendant sept ans sur l'Esprit de Parfaite Pureté dans un ermitage, cela apporterait un grand bénéfice aux enseignements des Essences Perlées. En accomplissant cette retraite, la prophétie s'est réalisée puisque la tradition de son Longchen Nyingthik est probablement celle qui a été le plus diffusée depuis, y compris en Occident. Au terme de ses activités dharmiques, Jigmé Lingpa manifesta la vérité éternelle de l'impermanence et passa ainsi en Nirvāṇa le Vendredi 12 Octobre 1798 dans son ermitage de Tsering Jong, au milieu d'un déploiement de signes et de prodiges extraordinaires.
Référence
Jean-Luc Achard, Les Conseils du Cœur de Jigmé Lingpa, Editions Khyung-Lung, 2024, pp. 14-19.